Les Contemporaines : des débuts d’histoires (suite)
Cent unième nouvelle
LA FEMME-TRÉSOR
OU LA FEMME SECRÈTEMENT AUTEUR
*
Un jeune homme de bonne famille, nommé C-né, devint amoureux d’une jolie personne, amie de sa sœur, appelée Sirienne Lauverjer. On ne peut rien imaginer de plus touchant que Sirienne : son air décent et noble semblait fait pour inspirer le respect et faire aimer la vertu. C-né, dès le premier instant qu’il la vit, jura de n’en aimer jamais d’autre ; il lui donna tout son cœur et sut exprimer si bien sa tendresse qu’il la fit partager. Les deux amants jouirent pendant six mois de leur bonheur avec sécurité. C-né ne se doutait pas qu’il pût y avoir des difficultés de la part de ses parents, et Sirienne s’en croyait adorée. Un matin, M. C-né père appela son fils dans son cabinet :
« Je vous ai laissé le loisir d’aimer Sirienne, lui dit-il, pour en passer votre fantaisie. Il y a trois mois que je vous attends et que ma bonté se prête à votre inexpérience. Mais à présent, tout doit être dit entre cette petite personne et vous. Il faut la quitter dès aujourd’hui et vous préparer à rendre des soins à MmeG-thier : elle est riche, et veuve depuis deux ans d’un mari fort âgé ; vous lui avez plu ; elle fera votre fortune et vous donnera un établissement au-dessus de tout ce que vous pourriez espérer. Son mari était ancien capitaine de cavalerie ; cela vous honorera, et quoique vous ne succédiez pas à sa place, c’est toujours un relief. Elle est jeune encore et je ne lui crois pas vingt-cinq ans ; si elle était top âgée pour me donner des héritiers, je me garderais bien d’aller vous enchaîner avec elle… Point de réplique : je veux être obéi, ou craignez toute ma colère. » En achevant cette harangue, avec un geste qui imposait silence, le vieux C-né fit signe à son fils de se retirer.
Le jeune homme fut au désespoir. Il adorait Sirienne, il en était tendrement aimé. Plutôt la mort que de renoncer à elle. Ce fut son serment. Il l’alla trouver, un nuage de douleur et de larmes dans les yeux. « Qu’avez-vous ? lui dit Sirienne, de cet air intéressant qui accompagnait ses moindres paroles. — Je suis au désespoir ! Ah Sirienne ! Je suis perdu !… Il faut renoncer à vous… Mon père veut que j’épouse MmeG-thier. Il me l’a dit, il l’ordonne, il ne veut point de réplique. — Consolez-vous ! (répondit la tendre fille) ; il ne sait pas que nous nous aimons… Quand il le saura, lui-même pressera notre mariage ; il mettra son bonheur à nous unir. Il m’aime. Cent fois il m’en a donné les preuves les plus touchantes et les plus certaines. — Perdez cette espérance, ma chère Sirienne ! Je n’ose vous répéter sur quel ton il m’a parlé… Il sait notre amour et il m’a défendu de penser à vous… — Il vous a défendu !… — C’est la vérité… — Cependant, encore hier, il m’a dit ces mots : « Mademoiselle, vous êtes charmante ! Je voudrais vous faire un sort digne de vous ; c’est ma plus chère envie. Croyez que je vous regarde comme un père. Je sais que vous n’êtes pas riche, mais si vous le voulez, la moitié de ma fortune est à vous… »
p. 2465-2466
Suite…pages suivantes ou Gallica, vol. 16
Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne
Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent
Édition critique par Pierre Testud
Paris : Honoré Champion. Tome IV. Nouvelles 81-103
Publié le 8 juin 2018